
par Vincent Bollenot
Un agenda médiatique, ça se travaille, encore et toujours. Ou comment des médias généralistes se font le relais d'officines d'extrême droite.
En novembre, le très droitier Observatoire de l'immigration et de la démographie (OID) a publié une note sur «l'impact de l'immigration sur le système éducatif». Toujours friands de dites «révélations choc» à peu de frais, plusieurs médias ont béatement suivi l'agenda de l'officine soutenue par Pierre-Édouard Stérin.
Tabou partout...
Marianne ouvre le ban le 27 novembre et annonce la couleur en couverture. Posant une question toute en nuance - «L'immigration est-elle responsable des maux de l'école ?» -, le bandeau de l'hebdo fait dans le sensationnalisme : le «débat» est «exclusif» et fondé sur une «note» visiblement sulfureuse. La manière d'aguicher le lecteur est bien rodée : sous prétexte de simplement poser une question, il s'agit non seulement de décréter «ce qui fait débat» de manière performative et d'en légitimer les termes très discutables, mais aussi... d'en suggérer la réponse.
L'article est fidèle au teaser : Marianne «dévoile en exclusivité le contenu» de la note pourtant rendue publique le même jour sur le site de l'OID, si bien qu'on se demande de quelle «exclusivité» et de quelle «révélation» il s'agit. Mais l'important est de «choquer» :
L'article entretient le registre faussement subversif (mais vraiment complotiste) : «Rares sont les acteurs de l'Éducation nationale qui acceptent de parler ouvertement de cet enjeu. Les effets de l'immigration sur l'enseignement sont souvent tus, tant cela vient bousculer les représentations communément admises». Qu'importe qu'il existe des dizaines de travaux universitaires sur le sujet (1) ; qu'importent les mobilisations syndicales pour l'accueil des jeunes exilés dans de meilleures conditions ; qu'importe l'investissement des professeurs, les rapports entre immigration et éducation nationale seraient «tabous».
Le ton est du même acabit au sein du groupe Bolloré. Au JDD, la rédaction titre «Chute du français, redoublement... Un rapport choc révèle les conséquences de l'immigration sur l'école» avant d'évoquer «une note choc» qui «lève le voile sur un tabou français». Europe 1 renchérit le lendemain : «Le rapport choc de l'Observatoire de l'immigration et de la démographie : une école incapable de faire face à l'immigration massive». Même musique, évidemment, dans Valeurs Actuelles, qui annonce une «note explosive» qui «brise le tabou» :

... info nulle part
Dans aucun de ces médias n'est faite la moindre contextualisation critique des conditions de production de ladite note. Non plus au Figaro, qui accorde au contraire une tribune à son auteur «briseur de tabou». Les méthodes et la couleur politique de l'OID ont pourtant été largement documentées par Arrêt sur images, Charlie Hebdo, Le Monde et Libération. Il s'agit en effet d'un think tank crée en 2020 sans le moindre ancrage académique (2), mais financé par le fonds Périclès de Pierre-Édouard Stérin et sous bonne garde (brune), si l'on en juge la composition du «comité scientifique» (3). Le but n'a donc rien de mystérieux : propager les idées de l'extrême droite.
Quant à l'auteur de la note, Joachim Le Floch-Imad, il est généreusement présenté comme «enseignant et essayiste» (Valeurs Actuelles), «spécialiste» ( Europe 1) ou «auteur de Main basse sur l'Éducation nationale» (Le Figaro), un ouvrage qui lui confère visiblement sa «légitimité», paru en août 2025 aux éditions du Cerf. Dirigée par Jean-François Colosimo, cette maison d'édition religieuse a notamment publié les essais de nombreuses «personnalités» estampillées «vu à la télé» et/ou émargeant dans la presse réactionnaire, parmi lesquelles Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Côté, Élisabeth Lévy, Alexandre Devecchio, Michel Maffesoli, Dominique Reynié, Charles Sapin, Paul Melun, Arthur Chevallier, Benjamin Morel, Arnaud Benedetti, Mohamed Sifaoui, Jérôme Sainte-Marie, etc. Bref, une maison qui a ses entrées médiatiques.
Joachim Le Floch-Imad fait par ailleurs la promotion de son livre dans un entretien avec Alexandre Devecchio dans le Figaro Magazine, mais aussi dans le JDD et, inévitablement, dans Marianne. Efficaces connivences entre éditorialistes, éditeurs et intellectuels de plateaux qui grenouillent tous dans la même vase médiatique.
Inonder les réseaux sociaux
Cette concordance des discours médiatiques à propos de la note de l'OID s'observe en particulier dans la publicité que ces différents médias font de leurs articles sur les réseaux sociaux. Destinés à attirer les clics, les posts des différents titres carburent non seulement à l'achat de visibilité mais aussi à des visuels racoleurs. Ainsi chez Marianne...
... Au Figaro...
Ou dans Valeurs Actuelles, qui réalise même une capsule vidéo à cette occasion :

Pour s'en tenir au seul réseau social Facebook, l'unanimité est notable sur la forme, servant sur le fond la campagne de communication de l'OID.
Une scénarisation bien rodée
Force est en effet de constater que la médiatisation de cette «note» accompagne le «narratif» du rapport lui-même. À savoir : 1/ légitimer un diagnostic négatif sur l'école française ; 2/ désigner un responsable identifiable et extérieur, l'immigration ; et 3/ préparer si ce n'est déjà promouvoir un programme politique : «réduction significative des flux migratoires» (p. 34), «mission d'assimilation» (p. 36), et autre «tolérance zéro» (p. 37).
Toutes ces propositions sont par exemple reprises intégralement dans Valeurs actuelles et implicitement normalisées ailleurs. Les articles faisant la publicité du rapport en reprennent aussi les éléments-clés copiés quasiment mot à mot : les données chiffrées notamment, et les sources consultées par l'auteur du rapport (Insee, classement Pisa), mentionnées en guise de garantie scientifique... ou pour faire effet d'autorité. L'utilisation des statistiques publiques par l'OID a déjà été rigoureusement critiquée par le démographe Patrick Simon, mais on ne trouvera dans cette presse d'accompagnement aucune interrogation méthodologique, aucune comparaison avec d'autres travaux de recherche, ni aucune contextualisation de la production et de l'utilisation des données mobilisées.
Enfin, les articles jouent sur le même registre émotionnel que le rapport : susciter la peur, la suspicion et la colère. «Effondrement éducatif» (Valeurs actuelles, Le Figaro) ; «conséquences délétères» (JDD) ; «pression islamiste» (Valeurs Actuelles) ; «Islam radical» (Europe 1).
Où sont les contre-discours ?
Alors qu'ils se présentent volontiers en pourfendeurs de «la pensée unique» et en défenseurs du «pluralisme», aucun de ces médias n'invite de véritable spécialiste pour faire entendre un son de cloche différent. À l'exception de la rubrique «Contrepoints» de Marianne, qui interroge à ce propos Éric Charbonnier, statisticien à l'OCDE pour l'établissement du classement Pisa. Les questions, posées par Marie-Estelle Pech, spécialiste «éducation» de Marianne, sont à ce titre éloquentes :
- L'immigration (de plus faible niveau social en France que la moyenne dans les pays de l'OCDE) peut-elle expliquer, au moins en partie, la baisse des résultats scolaires que l'on constate dans la dernière édition de Pisa, en 2023 ?
- Vous écrivez que les élèves issus de l'immigration ont tout de même deux fois plus de chances que les autochtones de se retrouver parmi les moins performants
- Comment expliquez-vous, dans ce cas, cette baisse de niveau qui s'accentue ?
- La politique de la ville en France est pourtant censée permettre de concentrer davantage de moyens sur les élèves défavorisés, souvent immigrés.
- L'arrivée d'élèves immigrés qui n'arrivent pas à rattraper leurs camarades est le premier facteur expliquant la baisse de niveau, assurait le ministre de l'Éducation nationale suédoise en 2016. Qu'en pensez-vous ?
Face à de telles questions (et au format imparti), impossible de sortir du cadrage que la journaliste partage avec l'auteur de la note : l'immigration est LE problème de l'Éducation nationale.
*
Chaque semaine voit ainsi son lot de «polémiques» xénophobes et/ou islamophobes polariser le débat public, régulièrement propulsées par des think tanks réactionnaires, favorisées par des maisons d'édition reconverties en antichambres des plateaux télé et diffusées à grande échelle par des médias jouant les caisses de résonance. Une co-construction manifeste de l'agenda médiatique, en partie soutenue par des milliardaires engagés dans le «combat civilisationnel» : ainsi va l'extrême droitisation (et la ruine) du débat public.
source : Acrimed



